Disparitions à la tour Eiffel (tome 3) - comprendre l'Histoire pour raconter

Le troisième tome de la série Enquêtes à Paris, Disparitions à la tour Eiffel est le fruit d'un nombre conséquent de recherches sur la montée en tensions à Paris et l'approche de la Grande Guerre. Comme dans les enquêtes précédentes, de nombreuses allusions à des faits réels s'étant déroulés à la même époque sont faites afin de permettre au lecteur de se plonger dans une période historique de façon plus réaliste.

Ainsi, ce livre commence d'emblée par le récit adapté d'un événement spectaculaire : la terrible tempête du 15 juin 1914.

« Alors que les quinze heures approchaient, le ciel déjà très épaissi par les massives couches de nuages se noircit en une vitesse impressionnante. Un lourd bruit de tonnerre gronda et bientôt, un rideau de pluie se déversa de l’imposant cumulonimbus  qui grossissait au-dessus de leur tête à vue d’œil.
- Je pense qu’il est temps de rentrer, dit Jules en relevant sa veste pour la mettre en visière.
Les trombes d’eau étaient telles que les passants avaient du mal à voir plus loin que trois mètres devant eux.
Hélène avait envie de rester sous l’eau ; au lieu de fermer son manteau, elle le retira et le tint au-dessus de la tête de Guillaume pour lui permettre d’avancer sans avoir à plisser les yeux. Celui-ci peinait à avancer à cause de l’épais ruissellement qui coinçait et faisait glisser les roues de son fauteuil.
Les amis, qui s’étaient bien éloignés du commissariat au cours de l’après-midi, se rendirent vite compte qu’ils mettraient plus de temps que prévu à rentrer. Leur promenade de quarante-cinq minutes vers Saint-Philippe du Roule se transformait peu à peu en véritable épopée diluvienne.
Soudain, des grêlons prirent le relai de l’eau du déluge. A ce moment-là, Hélène regretta son manteau ; elle se mit à grelotter.
- Remets ta veste, andouille ! éclata de rire Guillaume en réalisant qu’elle était responsable du peu d’eau qu’il recevait sur la tête.
La jeune fille ne se le fit pas dire deux fois.
Dans la rue, tous les passants cherchaient à se mettre à l’abri. Les mères qui tenaient leurs enfants par la main les prirent dans leurs bras et se précipitèrent vers les cafés et magasins les plus proches pour s’y réfugier. Tous redoutaient une nouvelle crue telle que celle d’il y a quatre ans*.
A la grande surprise d’Hélène, face à l’ampleur que prenaient les écoulements d’eau, Guillaume s’arrêta et lui demanda de l’aide car son fauteuil restait bloqué. Mais même en étant poussé, il ne pouvait avancer que très lentement tant l’eau était abondante.
Au bout de deux heures et demie de marche dans l’eau, l’averse orageuse qui ralentissait leur traversée ne s’était pas calmée. Dans vingt bonnes minutes ils arriveraient au commissariat.
Mais tout-à-coup, après une courte accalmie qui leur avait permis de décrisper leurs épaules, un violent éclair zébra le ciel et illumina la rue tout entière. Moebius, surpris, aboya. La tempête reprit alors de plus belle et un vent puissant se mit à balayer brutalement la grêle. Hélène faillit tomber et Jules évita de justesse de se prendre un poteau.
A ce moment-même, alors que l’eau devait s’être accumulée sur près de cinq centimètres au sol, une série d’explosions de canalisations retentit et des coulées de boue envahirent le peu de sol qui n’était pas encore inondé.
Une vague de panique s’empara des passants : tous ceux qui n’avaient pas encore trouvé d’abri se mirent à courir dans tous les sens à la recherche de n’importe quel café ou restaurant. Très vite, ceux-ci furent bondés.
Guillaume, Hélène, Jules et Moebius avançaient du plus vite qu’ils le pouvaient pour rejoindre le commissariat, mais cela ne suffisait pas. Jules proposa à Guillaume de monter sur son dos pour tenter d’avancer plus vite. Etonnamment, le jeune homme accepta. Hélène se chargea de porter le fauteuil et Moebius les suivait, trempé jusqu’aux os.
Soudain, au travers d’un rideau opaque de pluie et de grêle, ils entendirent un épouvantable grondement suivi des cris d’une foule. Quelques curieux à l’abri se précipitèrent aux fenêtres avant de les refermer presque aussitôt.
- Le métropolitain s’est effondré ! Eboulements ! Eboulements !
Les adolescents eurent une montée d’adrénaline. Vite ! Ils devaient rejoindre le commissariat. Heureusement, ils ne tardèrent pas à apercevoir la lumière vacillante du bâtiment quelques mètres plus loin.
Au moment où Jules se jeta sur la porte avec Guillaume sur le dos, un second effondrement se fit entendre au loin, mêlé aux cris d’épouvante de la foule. Lorsque les adolescents et Moebius furent enfin à l’intérieur, ils constatèrent que le commissariat était rempli d’autres rescapés de la tempête, ruisselants et tous serrés les uns contre les autres.
Le commissaire Marc, inquiet de ne pas avoir eu de nouvelles des amis depuis leur sortie, se précipita vers eux dès leur arrivée. Après s’être assuré de leur état, il aida Guillaume à descendre du dos de Jules pour qu’il se remette dans son fauteuil.
Jusqu’à dix-neuf heures ce soir-là, tout le monde resta blotti à l’intérieur. Craignant une nouvelle explosion de gaz ou des récidives de foudre, on échangea l’électricité contre des bougies, et l’on se résolut à ne pas allumer les lampes à acétylène**.
- Quelle ambiance ! On se croirait dans un monastère... dit une voix.
Des nouvelles des quartiers voisins arrivèrent des derniers courageux qui réussirent à se frayer un chemin jusqu’à l’entrée du commissariat. A leur arrivée, on se tassa plus qu’on ne l’était déjà.
Tout le monde apprit alors qu’à Saint-Philippe du Roule, deux autres effondrements de lignes de métro en travaux rompirent la conduite de gaz, entraînant la lancée d’une gigantesque flamme et une projection de sable et de boue. Depuis, un sifflement d’air comprimé sordide se diffusait dans tous les environs.
- Quel temps de chien, hein Moebius ? dit Jules, dont les cheveux blonds dégoulinaient sur son visage, en enlaçant son chien.
Les derniers réfugiés arrivèrent couverts de boue, les pieds dans l’eau.
- C’est effroyable ! Il y a encore plein de personnes bloquées là-dessous, sous les éboulements du métro !
- On a bien été plusieurs à essayer de les tirer de là, mais il reste encore quelques malheureux sous les décombres !
Tous ceux qui étaient dans la pièce furent effarés par la nouvelle. Un homme s’évanouit même, pressant les autres gens entassés autour de lui à essayer de le réanimer.

*En 1910, la Seine est montée en crue, c’est-à-dire qu’elle débordait tellement que Paris s’est retrouvé inondé. Cette inondation a provoqué des épidémies à cause des égouts et des tonnes de déchets noyés. L’eau était tellement polluée que les rats qui fuyaient ont amené d’autres maladies comme la scarlatine et la typhoïde. Comme on ne peut plus circuler autrement que sur l’eau, des barques taxis se mettent en place et même des boulangeries décident de livrer le pain en bateau.
**Les lampes à acétylène étaient des lampes que l’on portait avec une anse. A l’intérieur, on l’allumait grâce au gaz qui s’appelle l’acétylène.

Mardi 16 juin 1914

Le lendemain matin, alors que la tempête s’était calmée et avait cessé durant la nuit, les rues de Paris étaient dans un état tel que personne ne pouvait circuler sans passer devant un tas de ruines ou de décombres. Tout cela avait passé l’envie des adolescents de comprendre le mystère de la feuille blanche au message.
Toute la nuit, les pompiers avaient été principalement occupés à tenter de retrouver les quelques survivants ensevelis sous l’effondrement de la ligne huit du métro, et ne s’étaient pas arrêtés jusqu’à présent. Pendant ce temps, bon nombre d’habitants ramassaient les débris des explosions et évacuaient par raclées l’eau boueuse qui s’était infiltrée chez eux, inondant leurs caves et rez-de-chaussée.
Malgré les efforts de tous, le journal du lendemain n’avait pas de bonne nouvelle à annoncer.

Mercredi 17 juin 1914

- Le Petit Parisien pour cinq centimes ! clamait le jeune vendeur de journaux, avec de l’eau jusqu’aux chevilles. De tristes nouvelles à la suite de la tempête !
Guillaume, Hélène, Jules et Moebius, qui avaient passé la nuit au commissariat à la demande de l’oncle Marc, sortirent acheter la revue au garçon.
« Six cadavres ont été remontés des gouffres. On craint qu’il n’y en ait six autres », annonçait le gros titre, au-dessus de photographies des dégâts. « Nous avons dit hier à quelles difficultés s’étaient heurtés dans la soirée la veille les sauveteurs qui travaillaient avec acharnement sur cette tragique place Saint-Philippe de Roule, à la lueur blafarde des projecteurs. Plusieurs heures de fouilles n’ayant donné aucun résultat, on commençait à espérer qu’il n’y avait pas de victimes, lorsqu’un coup de pelle amenait, à une heure du matin, la découverte d’un cadavre, celui d’un homme assez bien vêtu, dont la tête était à demi écrasée par une pierre. »
- Quelle horreur ! s’écria Hélène.
- Tous ces pauvres gens, surpris par la tempête…
- Estimons-nous heureux de nous être éloignés du quartier juste avant que l’effondrement ne se produise.
- Espérons qu’ils ne retrouvent pas d’enfants ensevelis, soupira Guillaume.
- Je n’ai même pas envie d’en savoir davantage, dit Hélène en se promettant, tout comme ses amis, d’attendre plusieurs jours avant de racheter un journal.
Plus le temps passait, plus de nouvelles victimes étaient découvertes*, si bien qu’au bout de quatre jours, on parlait encore de la tempête et de ses douze victimes dans les gros titres des journaux. Les noms des disparus étaient connus de tous dans la capitale. »

*Le 16 juin, lendemain de la tempête, 6 cadavres ont été retrouvés sous les décombres du métro effondré. Le 17 juin, 3 autres dont deux enfants et le 18 juin, 1 a été remonté et 2 autres sont restés bloqués. Au total, 12 personnes ont été malheureusement tuées lors du violent et tristement célèbre orage du 15 juin 1914.

Voici les coupures de journaux de l'époque relatant les faits repris dans Disparitions à la tour Eiffel :

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Quant au cyanotype, c'était une technique très répandue à l'époque, qui retrouve peu à peu sa popularité aujourd'hui. Elle consiste à imprimer une image sur du papier ou du tissu grâce à la réaction chimique entre le citrate d'ammonium ferrique et le ferricyanure de potassium dont le support est imbibé. Les rayons ultraviolets du soleil permettent alors le développement du cyan (couleur bleue) autour du motif posé sur le support comme un pochoir. On obtient alors un motif blanc sur fond bleu.

« - Mardi, vers midi, un cyanotype sur tissu représentant une œuvre exposée au Louvre a été retrouvé par terre à l’un des pieds de la tour Eiffel. A l’arrière, un message est écrit. Puisque j’ai cru comprendre que vous étiez des spécialistes de mythologie, débrouillez-vous pour me le décoder.
- Un cyanotype ? s’étonna Hélène en feuilletant le dossier.
- De la mythologie ? ajouta Guillaume. »
 


A ces recherches s'ajoutent celles non négligeables sur l'assassinat de Jean Jaurès le 31 juillet 1914. Survenu peu après l'attentat de Sarajevo le 28 juin 1914, il est fréquemment considéré comme élément déclencheur de la montée vers la première Guerre Mondiale en France. La population française voyait à l'époque en Jaurès le seul espoir de paix et d'évitement de la guerre. Voici la une du journal du lendemain de sa mort, le 1er août :

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Dans le récit de Disparitions à la tour Eiffel, bien qu'il fallût créer certains éléments pour l'histoire, la plupart des événements et anecdotes liés à a soirée de l'assassinat de Jaurès sont vrais. 

« Que le criminel surgisse à vingt-et-une heures quarante ou quarante-huit, ils devaient se rendre au café du Croissant* maintenant !
Tout le monde se mobilisa et se précipita dehors pour monter dans l’automobile noire de police. Il était vingt-et-une heures vingt. Plus que vingt minutes avant que le compte à rebours ne se lance. Plus que vingt minutes pour arriver à la rue Montmartre et empêcher l’assassinat.
A vingt-et-une heures trente-neuf, ils arrivèrent et sortirent de la voiture en vitesse. Il fallait repérer le meurtrier. La terrasse et la salle principale étaient bondées. Au sein de cette ambiance alourdie par la fumée de tabac, Jules vit soudainement au loin l’homme s’approcher discrètement d’une fenêtre ouverte.
Il hurla de toutes ses forces :
- Tout le monde à terr… !
Mais, avant même qu’il n’eut le temps de finir sa phrase, à la quarantième minute, le criminel tira violemment le rideau derrière lequel se trouvait la banquette où soupait Jean Jaurès et ses collaborateurs et, levant son poing armé, tira deux fois. Le canon de l’arme trembla à peine. Une balle vint se loger dans une poutre en bois, l’autre sur Monsieur Jaurès, qui tomba, face contre table, au milieu des cris des clients qui tentaient de s’échapper de là en courant.
Guillaume, Hélène et Jules restèrent prostrés là, incapables de réagir. Ils venaient d’assister au meurtre qu’ils avaient tenté d’éviter de toutes leurs forces durant de nombreuses semaines. Prise d’un sentiment mêlé de remords, d’échec et d’horreur, Hélène ne put retenir ses larmes. Elle se jeta dans les bras de ses amis, qui étaient tout aussi choqués qu’elle.
Une minute atroce d’indescriptible stupeur envahit tout le café. Etait-ce bien réel ? Tandis que le lieutenant Fournier poursuivit à une vitesse impressionnante l’assassin qui tentait de s’enfuir à grands pas vers la rue Réaumur, on transporta la victime sur une table pour tenter de la soigner. Mais il était trop tard.
- Il est mort, dit un homme en recouvrant le corps avec le côté de la nape.
Comme paralysés, le brouhaha de panique de la foule devint un bruit flou pour les adolescents. C’était comme s’ils entendaient, mais ne comprenaient pas. Pourtant, ils savaient. Ils savaient que c’était fini, que tous ces messages n’étaient qu’un moyen de rendre la fin plus « sale ».
Fournier s’arrêta de courir lorsqu’il vit Monsieur Tissier, metteur en page de l’Humanité**, assommer à coup de canne le fugitif. Il se précipita alors sur lui pour l’immobiliser au sol.
- Ne me serrez pas si fort ! cria-t-il. Je ne veux pas m’enfuir. Prenez plutôt le revolver qui est dans ma poche gauche. Il n’est pas chargé***.
- Bien sûr, et tu t’imagines que je vais te croire ? ragea l’officier, hors de lui, en l’empoignant brutalement. Ton nom ! ordonna-t-il.
- Raoul.
- Raoul qui ?
- Raoul Villain****.
Comme une traînée de poudre, l’affreuse nouvelle se répandit sur les boulevards. Devant l’Humanité, le journal où travaillait Jaurès, la foule devint telle qu’il fallut faire appel à la garde à cheval pour déblayer la chaussée et empêcher les curieux affolés d’envahir le café.
Quelques minutes après que le commandant Lejuste a prévenu le juge d’instruction Lerioux, le procureur de la République Riebard ainsi que de nombreux autres hauts responsables, ces derniers arrivèrent pour de rapides constatations. Puis, une voiture des ambulances urbaines vint chercher le corps du défunt Monsieur Jaurès pour le transporter à son domicile.
En cette triste soirée d’été, tout le monde comprit que rien ne serait plus pareil. De sombres nuages envahirent leurs esprits ; c’était le début d’un long combat.»

* Voici une photographie du café du Croissant :

Source Wikipédia

**L’Humanité était un journal dirigé par le dirigeant socialiste Jean Jaurès et créé en 1904.
***C’est la phrase réellement prononcée par Raoul Villain, l’assassin de Jean Jaurès, lorsqu’il fut conduit au poste de police. Voilà la vraie fiche de police de Raoul Villain, réalisée à la suite de l'assassinat de Jaurès, à-côté de sa photographie :
Source Wikipédia

****Raoul Villain était un étudiant nationaliste qui faisait partie d’un mouvement politique appelé la « Ligue des jeunes amis de l’Alsace-Lorraine ». Fils d’un père greffier au tribunal de Reims et d’une mère atteinte d’aliénation mentale tout comme sa grand-mère, c’était un homme de 29 ans au moment des faits, que tout le monde considérait comme doux et sérieux durant ses années de lycée mais qui est devenu instable en grandissant. En juin 1914, après avoir voyagé en Grèce l’année précédente, il s’inscrit à l’Ecole du Louvre pour y étudier l’archéologie. En réalité, il avait prémédité l’assassinat de Jean Jaurès seulement depuis le début du mois de juillet 1914, a acheté son revolver, s’est exercé au tir et a traqué sa cible en griffonnant des notes incohérentes dans son portefeuille sur ses habitudes, afin de mieux pouvoir le surprendre. Il a prétendu vouloir assassiner Jaurès pour « supprimer un ennemi de son pays ».


Si les deux précédents tomes de Enquêtes à Paris se sont bien terminés, ce tome 3 prend une tournure un peu plus réaliste compte tenu de la sombre période historique à laquelle Paris se prépare en 1914. Afin de mettre en contexte les événements qui ont suivi, la fin du livre comporte une note historique :

« Le 2 août 1914, lendemain de l’ordre de mobilisation générale, 3 millions de réservistes rejoignirent les 800 000 soldats en service actif et se firent remettre leur tenue de soldat. Seul 1% des hommes mobilisés ne répondirent pas à l’appel, par crainte de combattre ou par objection de conscience à faire la guerre. Ils furent punis, voire emprisonnés ou condamnés pour leur choix. D’autres hommes eurent une dérogation pour échapper à la mobilisation. Parmi eux figuraient certains policiers, médecins, chefs d’entreprises, dont la présence dans les villes et hôpitaux était indispensable, ainsi que toutes les personnes jugées inaptes au combat.
Le 3 du mois, une heure avant la déclaration officielle de guerre à la France par l’Allemagne, un avion allemand survola la ville de Lunéville en Lorraine et largua 6 bombes. Ce fut le premier bombardement aérien de la Grande Guerre de 1914-1918. Le 4 août, ce fut à l’Angleterre de déclarer la guerre à son tour, annonçant le début d’une longue période sombre de l’Histoire. »